Les Gouliards

(Retour au Chapitre IV)

 

V

Telle était cette philosophie des fils de Goulia, qui se rattachait directement à celle de l'antiquité et n'a rien à voir avec le matérialisme moderne; car, tout en faisant de messer Gaster le premier ministre de la Fatalité, ou l’Anankê grecque; ils ne le considéraient pas comme un dieu.


« Croyez, dit Rabelais, que par eulx ne tenoit que cestuy Gaster, leur dieu, ne feust aptement, precieusement et en abundance servy, en ses sacrifices, plus certes que l'idole de Heliogabalus, voyre plus que l'idole de Bel en Babylone, soubs le roy Balthazar. Et non obstant Gaster confessoit estre non dieu, mais paouvre, vile, chetive creature. Et comme le roy Antigonos premier de ce nom respondit à un certain Hermodorus (lequel en ses poësies s'appeloit dieu et fils du Soleil), disant: « Mon lazanophore le nie, » ainsi Gaster renvoyoit ces matagots, etc. »


Rabelais se moquait donc de ceux qui croyaient qu'il n'y avait rien au-delà de la philosophie des Gouliards et qui prétendaient faire de l’homme l'apogée de l'univers. C'était, du reste, se conformer rigoureusement à la doctrine de Platon, qui disait absolument la même chose d'Eros, dont messer Gaster n'est que la traduction gothique. Platon, c'est le Parthénon avec sa noblesse et sa correction; Rabelais, c'est Notre-Dame avec sa profondeur et les saturnales de son portail. Mais quel est le plus beau des deux? Je ne crains pas de dire que c'est Notre-Dame, car l'art moderne regagne largement du côté de la vie ce qu'il perd du côté de la sérénité.


A côté de cette philosophie qui leur était commune avec tous leurs prédécesseurs, les Gouliards possédaient une mythologie d'autant plus intéressante qu'elle était absolument autochtone, c'est-à-dire gauloise, et qu'elle se perd dans la nuit des temps.


Cette mythologie semble originaire du Limousin plutôt que de la Picardie, comme on serait porté à le croire par le nom de picaresque, donné à leur langage. Mais ce nom de picard ne désignait pas dans l'origine une race ni une province particulière et il était synonyme de pouhier, qui voulait dire enfant du pays. Les Gaults se servaient de la langue gauloise, telle semble être l’étymologie la plus vraisemblable de leur nom. Ce nom était celui du coq, qui veut dire rouge; aussi le traduisaient-ils le plus fréquemment par pourple. Mais l'hiéroglyphe le plus ancien de ce mot était un papillon, qui se dit en limousin parpaille, d'où est venu le nom de parpaillot, appliqué aux protestants, qui furent d'abord confondus à tort avec les Gouliards. Du reste, cet hiéroglyphe a beaucoup varié et sur les assiettes révolutionnaires il est remplacé par un parapluie rouge.


L'objet de leur vénération, du moins apparente, était un sépulcre.


Une caricature, dirigée contre le chancelier Letellier, père de Louvois, et reproduite par M. Champfleury, p. 181, représente ce personnage en Goguelu hôtelier. Mais le fond de cette charge n'est rien moins que comique; car c'est une menace de mort, écrite en lanternois on ne peut plus clair : elle se compose de quatre vers :

          Ecrit tel crime l'argue gault, Letellier
          Garde ait tourment, il boute ne pourple,
          Mie ne se touque foi ne l'est sepulcre,
          Ou t'assassinent, femme, fils, fille.


« Tel Gault que Letellier accuse de crime lui écrit qu'il se garde de mettre un pourple à la torture, qu'il ne touche à ceux qui ont foi dans le sépulcre, ou ils t’assassinent femme, fils, fille. »


Ce dernier vers est écrit par une hotte, un chat, un chien, une femme, un fils, une fille. Hotte, chat, chien font: ou t'assassinent. Comme la mère loge exerçait un contrôle sur les productions de ses membres et veillait à ce que leurs rébus ne fussent pas trop faciles à deviner, afin que le secret ne s'en divulguât pas, il fallait qu'elle tint cette fois à être comprise, et Letellier dut se conformer à l'avis. Mais qu'était ce sépulcre dont il est si souvent question dans les oeuvres des Gouliards et qui est passé dans la franc-maçonnerie moderne? Son hiéroglyphe le plus habituel est une pile à tête carrée, chef pile carré, et la grande occupation des Gouliards était soi-disant de construire ce sépulcre. Ils le nommaient le sépulcre de Gaufre, qui semblait être le nom du prince Vaifre ou Gaïfre d'Aquitaine, lequel figure dans nombre de romans de chevalerie comme le représentant des classes populaires; puis ce nom s'est métamorphosé en celui de Jeoffrin, qui a fini par devenir à une époque très moderne le Juif errant. Mais, au fond des dogmes gouliaresques, il y avait toujours une grosse farce gauloise et, suivant le degré d'initiation, on faisait adorer au néophyte un diable qui se nommait Crespelu, ou on lui apprenait que le Christ n'avait jamais existé et que Paul, c'était le Christ (c’est Paul Christ). Mais le véritable sépulcre était le dernier degré de l'initiation de celui qu'on recevait maître pourple et on lui apprenait que le sépulcre, c'est ce que crie la poule. Or, ce que crie la poule, c'est glou, et je crois que les francs-maçons modernes gloussent encore en son honneur. Cela nous ramène au nom même des Gouliards et à leur signe de croix. Ils adoraient la gueule, qui est le tombeau des gaufres : ainsi nommait-on primitivement ce que nous nommons aujourd'hui le pain à chanter ou pain enchanté et ce que les anciens nommaient azyme, et ils rimaient tous leurs vers en L en l'honneur de la poule, qui avait, du reste, joué un grand rôle dans la mythologie celtique, sous le nom de koridwen. Mais, comme l'hiéroglyphe le plus habituel de l'objet de leur vénération est une poêle à frire, je crois que cet ustensile passait encore dans leur estime avant le gallinacé. Du reste, les peuples de la Palestine avaient la même vénération, non pas pour notre poêle moderne qui leur était inconnue, mais pour la pierre plate sur laquelle ils cuisent encore leurs galettes et qui en limousin a laissé son nom à l'ustensile de tôle que les progrès de la civilisation lui ont substitué et qui s'appelle toujours une tuile.


Nos ancêtres de l'âge de pierre, de même que les Arabes de la Palestine moderne, plaçaient cette tuile, ou pierre plate, sur deux autres qui lui servaient de piles et ils construisaient ainsi un dolmen en miniature sous lequel ils allumaient du feu. Quand la pierre de dessus était chaude, on la graissait, ce qui lui avait fait donner le nom de christ, et l'on cuisait dessus les galettes. Les Palestiniens d'aujourd'hui cuisent encore les leurs pour tout l'été, avant de partir pour leurs pâturages, et suspendent ensuite la pierre du foyer à un clou. C'est le crucifiement du panetier qui a fourni deux ou trois légendes à la Bible et se célèbre encore à Chypre, à la fête des Azymes, en jetant sur le toit la poêle qui a servi à faire des crêpes.


En fermant par derrière l'édifice culinaire primitif que j'ai décrit plus haut, on obtenait un four. Or, en déplaçant le dolmen d'Aulnay pour y faire passer un chemin de fer, on vient de se convaincre que ce monument, construit sur le modèle des fours de l'époque de pierre, avait non seulement servi de sépulcre, mais que les cadavres qui y avaient été déposés y avaient été incinérés, après l'avoir rempli de bois sec auquel on avait mis le feu : en d'autres termes, qu'il avait été construit expressément pour répondre aux usages d'un four et pour opérer sur les cadavres soit par dessiccation, soit par combustion.


Ceux qui ont construit le dolmen d'Aulnay adoraient donc le four et étaient des francs-maçons ou plutôt des fourmaçons; car les Gouliards, dans leur écriture figurée, écrivent toujours fourmaçon ou frimaçon et jamais franc-maçon. C’est sous cette forme que ce mot s'est conservé dans les langues orientales, et si les Anglais en ont fait free mason, c'est par corruption. En rapportant d'Angleterre la franc-maçonnerie moderne, qui est très différente de l'ancienne, malgré un assez grand nombre de traditions communes, on a traduit free par franc, mais c'est à tort: les francs-maçons du moyen âge étaient des constructeurs de voûtes, en latin fornix, en français four: dans l'origine, on donnait le nom de four ou frise à la pierre plate que nous nommons architrave et qui réunit deux piles ou colonnes, parce qu'elle rappelait celle sur laquelle on faisait frire les galettes. Ce ne fut que fort peu de siècles avant notre ère, au moins en Occident, que l'on connut la voûte en plein cintre, qui, d'abord employée à faire des fours, le fut ensuite sur une plus large échelle dans les édifices publics, sans être admise dans les temples païens, qui jusqu'à la fin conservèrent l'architrave. On peut remarquer, au contraire, que toutes les églises chrétiennes qui sont l’oeuvre des francs-maçons, ou plutôt fourmaçons, se terminent, sans exception aucune, par un ou trois fours, auxquels on donne le nom d'abside, qui veut dire absolument la même chose en grec. Bref, le plan des églises les plus anciennes qui n'ont pas de transept est identiquement celui du four banal de la même époque, tandis que le type oriental est presque toujours une rotonde. Les architectes du moyen âge, qui étaient tous Gouliards sans exception, ont donc construit tous les édifices chrétiens sur des plans qui ne l'étaient guère, et ils ne se sont pas bornés à cela, car leurs hiéroglyphes n'ont rien respecté, surtout les papes. A Rome, chez eux, les chefs de l'Eglise romaine se sont contentés de se servir de l'écriture des Gouliards pour les réfuter dans la même forme et je crois, sans avoir eu toutefois l'occasion de le vérifier, qu'ils n'ont jamais admis le style des Gouliards dans leurs basiliques pontificales, mais qu'ils ont conservé le style grec, qui a dû leur être transmis par les premiers apôtres.


Quant aux églises primitives, on sait que, par leur destination, elles étaient plutôt ce que nous nommerions des maisons communes que des temples, et qu'elles ont conservé jusqu'à un certain point ce caractère en Italie, puisque, dans une église de Forli, légation pontificale, j'ai vu de mes propres yeux donner un concert en l'honneur d'une sainte qui ne figure certainement sur aucun calendrier, sainte Loterie. II en est de même en Orient, où l'église proprement dite est séparée de l'endroit où se tient le peuple par une véritable muraille, nommée iconostase. Mais même en tenant compte de toutes ces différences, l'EgIise romaine, qu'on nous dépeint au moyen âge comme si intolérante, accordait aux Gouliards des libertés, ou plutôt des licences, qui dépassaient toutes les bornes.


Ce fut l'autorité civile qui finit par défendre les mystères qui se jouaient primitivement dans les églises, à cause non pas tant des plaisanteries licencieuses que des mordantes satires que l'usage de la langue lanternoise permettait d'y introduire, et nous verrons plus loin que ces satires s'étaient perpétuées parmi les comédiens de l'hôtel de Bourgogne. On pouvait objecter qu'avec cette langue on n'a d'autre ressource que de clore la bouche aux gens; et encore parleront-ils avec n'importe quoi, comme les muets des sultans, qui avaient inventé une langue par signes que tout le sérail connaissait quatre ou cinq siècles avant l'abbé de l'Epée, et, en second lieu, que tout cela était lettre close pour les non-initiés.


Mais il n'en était pas de même de la messe de l'âne, dont les bouffonneries étaient à la portée des plus ignares; et enfin, le latin était une langue assez répandue à cette époque pour qu'il fût étrange d'entendre dans les églises des cantiques comme celui-ci :

          Honor Jovi cum Neptuno.
          Pallas, Venus, Vesta, Juno,
          Mirae sunt clementiae.
          Mars, Apollo, Pluto, Phoebus
          Dant salutem laesis rebus
          Insitae potentiae.


On a prétendu que le dixième siècle, que les Anglais nomment the dark age, avait été un siècle d'épouvante, qui, dans l'opinion populaire, devait se terminer par la fin du monde. Mais il est reconnu aujourd'hui que cette légende est tout à fait moderne et que le dixième siècle a été au contraire une période de grande activité artistique et intellectuelle, outre qu'il a été celui de la réorganisation de la plupart des corporations de métiers ou bourgeoisies et qu'il a vu, sinon naître, du moins apparaître à la lumière ces Gouliards qui en étaient la quintessence et n'engendraient certainement pas la mélancolie. Nos pères n'étaient donc pas aussi rechignés ni aussi écrasés par la papauté qu'on veut bien le dire. La société de Goulia s'ouvrait à tout le monde : nobles et manants, riches et pauvres, Français et étrangers, hommes et femmes, clercs et laïques, et la papauté la tolérait comme une soupape nécessaire, n'ayant jamais poursuivi que les clercs proprement dits qui déshonoraient leur ordre par leur vagabondage et leur vie crapuleuse, et qu'elle punissait par l'exclusion des privilèges attachés au cléricat.


Je ne puis terminer cet aperçu sur un sujet si vaste et si peu exploré sans dire un mot de la hiérarchie adoptée par les fils de Goulia. Ils comptaient par piles, comme nous aujourd'hui par galons, avec cette différence que le nombre des piles décroissait à mesure que l'on montait en grade. Ces grades étaient au nombre de cinq : IIIII, IIII, III, II,I.


Cinq piles, ou simple, qui, en limousin, veut dire imbécile, étaient la désignation du vulgaire ; quatre piles se disaient carpal ou crapaud. Chez les maçons on donne encore ce nom aux apprentis. Les trois piles correspondaient au rang de trépelu on maître; on dit encore un brave à trois poils. Deux piles, ou une paire de piles pourples, correspondait aux cardinaux de l'Eglise de Rome; et enfin, la pile unique était réservée au Grand Architecte ou à la Divinité ; si elle était surmontée d'un chapiteau carré, elle désignait le sépulcre. Les pourples étaient membres de la mèreloge, qui semble avoir été unique et s'est toujours tenue à Paris. Cette unité de foyer expliquerait comment l'ordre a pu procéder à sa dissolution sans laisser nulle part de rejetons.

 

Chapitre VI                       /                    Retour à l'index du site