Les Calvaires

Etude sur l’histoire, l’architecture

et le symbolisme des calvaires de Normandie

 


 

 

 

Introduction

Le calvaire, comme son nom l’indique, est une représentation de la Passion du Christ, c’est-à-dire du supplice et de la mort de Jésus sur une croix de bois. On ne s’étonnera donc pas de trouver majoritairement les calvaires représentés sous forme de croix. Mais il ne faudrait surtout pas faire d’amalgame entre ces termes absolument pas synonymes. En effet, la différence se fait lorsqu’on commence à différencier les calvaires trônant dans les cimetières de ceux que l’on trouve dans les campagnes, délimitant un territoire ou commémorant un événement. On retrouvera alors des Vierges ou d’autres personnages saints qui illustrent surtout un déplacement du centre d’intérêt de la foi des fidèles au cours des siècles, et aussi du désir d’originalité particulier à chaque paroisse, facteur moteur des créations initiales de ce que nous appelons aujourd’hui les richesses de notre patrimoine.

A cause de cette relation primordiale calvaire/croix, il nous faudra donc d’abord chercher à comprendre la notion d’"espace des morts" tels que la concevaient nos anciens.



Chapitre I : La Croix et le Cimetière



En dehors de l’église, lieu central du culte, les fidèles respectent un autre espace sacré qui est le cimetière. Aussi, au cours des siècles, le clergé a-t’il cherché à affirmer son emprise sur le lieu où reposent les morts afin de conserver sa suprématie et afin d’éviter les dérives inévitables vers les superstitions et les croyances païennes. Car le fidèle considère que ces deux endroits sont liés: les vivants prient devant l’autel de l’église pour leur salut; sous terre, les défunts attendent le Jugement Dernier.

Pourtant, à l’origine, le droit canonique reconnaît aux laïcs la liberté de choisir leur lieu de sépulture. Mais l’enterrement loin du lieu de culte est rare car le fidèle veut reposer le plus prêt du Saint-Sacrement, qui préfigure le Christ. Aussi a-t’on vu au Moyen-Age, et bien après, une tendance à l’ensevelissement dans les églises, comme en témoignent les vestiges d’épitaphes et de pierres tombales. Mais on peut imaginer le dégoût des habitants face aux os qui pointent entre les dalles de l’église et les odeurs de décomposition qui environnaient ce spectacle macabre. Aussi en est-on arrivé au XVIIIème siècle à préférer l’enterrement dans le cimetière paroissial au repos dans l’église. Des choix économiques intervinrent aussi car de tels enterrements revenaient très chers et ne pouvaient donc, à la fin, n’être réservés qu’aux nobles et aux riches bourgeois. Cela révèle aussi un changement de mentalité plus proche de la véritable humilité. Finalement, le 10 mars 1776, une déclaration royale interdit les enterrements dans les édifices religieux, sauf quelques cas d’exception (évêques, etc…)

Aussi le cimetière, devenu indispensable, est traditionnellement implanté autour de l’église. C’est nécessaire pour que les défunts profitent de la protection des saints honorés dans le sanctuaire et pour que le souvenir se perpétue avec les prières. D’autre part, pour le clergé, une telle disposition rappelle au fidèle, en marche pour l’église, sa condition de mortel. On peut observer en passant que ces notions de symbolisme ont disparu lors des déplacements des cimetières à l’extérieur des villes au XIXème siècle.

Pour sacraliser un tel espace, il fut nécessaire d’édifier des monuments religieux particuliers. Aux chapelles, courantes avant le XVIIème siècle, on a préféré les croix monumentales qui rappellent la souffrance et la mort inéluctable. Cet usage d’ériger un calvaire dans un cimetière se répand dans la deuxième moitié du XIXème siècle (en parallèle, lié bien sûr, avec le déplacement de certains cimetières loin des églises). Ce qui explique l’extrême rareté des "vieux" calvaires, antérieurs au XIXème siècle. Ceux-ci feront l’objet d’un chapitre à part car ceux qui nous restent ont tous une particularité: une grande richesse artistique.

Aussi, pour rappeler aux vivants leur condition mortelle et le sacrifice du Christ qui, pour le chrétien, seul peut sauver les hommes, une grande croix trône désormais au centre du cimetière…

Images des calvaires des cimetières de Bourgtheroulde et de Bosbénard Crécy

 

 

Chapitre II: Le Message des Croix

 

Entre 1550 et 1650, on remarque une croissance très nette du nombre de croix en France. Cela correspond à l'époque des guerres de religion et la reconquête catholique de l’espace sacré sur le protestantisme se traduit par l’érection de tels monuments. Au cours des siècles, ces édifications suivent les guerres. Le nombre de calvaires érigés après la Seconde Guerre Mondiale est très significatif.

Image des calvaires de chemin à Boissey-le-Châtel et Berville-en-Roumois, érigés
après la Seconde Guerre Mondiale

Il s’agit, pour des populations éprouvées, d’appeler la protection de Dieu ou de le remercier, tout en reprenant la possession de leur territoire dévasté en installant des signes de sacralité. A l’inverse, en tant que symboles d’un ancien régime rejeté, de nombreuses croix sont abattues lors de la période révolutionnaire. Mais ces destructions et saccages ne sont pas le fait des villageois, respectueux de leur patrimoine, mais celui de groupe de gens des villes qui organisent des missions apostoliques dans les communes. Certains villageois se contentent de démonter et d’enterrer leurs calvaires avant l’arrivée des expéditions, puis de les remonter vers 1797.



Chapitre III: Le Culte auprès des Calvaires

Durant l’Ancien Régime, dès qu’une croix était édifiée, le curé organisait une procession pour la bénir et, agenouillé, il l’adorait, imité par les paroissiens rassemblés autour de lui. C’est pourquoi certains calvaires ont la forme d’un autel. Au XIXème siècle, cette cérémonie s’est perpétuée, mais le fondateur doit, en plus, faire approuver son initiative par la municipalité. La différence entre l’espace paroissial et l’espace communal commence à faire son chemin dans les esprits. A l’époque moderne, la fondation d’une croix est essentiellement un geste familial opéré par un couple pour lui-même et ses descendants. Les descendants des fondateurs gardent une grande piété pour le monument élevé par leurs aïeux.

Un exemple très émouvant est le calvaire "abandonné" sur la route de Touville à Epreville-en-Roumois, dans l'Eure.


Image du Calvaire d’Epreville-en-Roumois
"Erigé en 1892 par Mme Elie, réédifié par Mr et Mme Mapy Caillouel le 9 avril 1925"

Ce calvaire était encore un étape très importante lors des processions avant 1930. On y allait accompagnés par des enfants qui jetaient des pétales de roses pour ouvrir le chemin au porteur du crucifix, aux charitons, au clergé et au peuple, qui, par ces jours de fête, se réunissaient dans la joie et le recueillement.

 

 

Chapitre IV: La Fabrication de Calvaires

 

Au XVIIIème siècle, il existe une multitude de petits ateliers de maçons, dispersés. On retrouve ainsi traces, dans les comptes-rendus municipaux, des personnes contactées pour la réfection des églises, souvent détruites par les tempêtes à l’époque. On s’aperçoit ainsi qu’au début des années 1800, de nombreux bourgs ont leur maître-maçon et les paroisses désireuses d’employer leur savoir-faire les contactent pour un "appel d’offre".

Ainsi l’exemple de Theillement (27) qui disposait en 1832 de 200 F (de l’époque) pour refaire la toiture de l’église et les maçonneries. Lors de l’appel d’offre, le plus souvent après la messe du dimanche, il y avait une mise aux enchères du travail et c’est le maître-maçon qui proposait le plus de réfections pour cette enchère qui emportait le marché. Cet avantage qu’avaient les municipalités venait du fait du grand nombre de maîtres-maçons à l’époque. Bien que l’essentiel de leur activité soit tourné vers d’autres tâches que la fabrication de calvaires, chacun a son style comme le prouve la ressemblance dans la facture de certains documents. Cet artisanat local disparait cependant dans la deuxième moitié du XIXème siècle, supplanté par les fabrications stéréotypées produites en série par des firmes spécialisées.

Images des calvaires du Theillement (1919) et d’Epreville-en-Roumois (1892 ou 1925),
représentant un tronc d’arbre mal équarri, en béton

           

Images des calvaires de Boissey-le-Chatel, à l’entrée de la route de Guise,
et du calvaire du cimetière de Bosc-Regnoult.

Nous n’avons bien entendu plus aucune trace de calvaires en bois antérieurs à notre siècle à cause de la décomposition rapide de cette matière face aux intempéries. Nous pouvons toutefois imaginer qu’ils étaient remarquablement ciselés, au vu des statues en bois qui nous restent dans les églises.

 

 

Chapitre V: Architecture symbolique des calvaires

"La croix verticale et centrale est aussi l’Axe du Monde, ce que précise le globe surmonté d’une croix polaire."

Dictionnaire des Symboles

Tous les calvaires comportent un socle formant souvent deux ou trois marches, un "autel" parallélépipédique et une colonne surmontée d’un crucifix.


Image du calvaire de Flancourt

C’est en tout cas la disposition la plus courante des anciens calvaires. On peut maintenant s’intéresser à en chercher une raison symbolique. Il suffit pour cela de voir le calvaire de son sommet:

On prendra comme exemple celui du calvaire de Flancourt, dans l'Eure :

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On observe un passage de la forme carrée (nombre 4, qui symbolise la Terre, le monde matériel) à la forme en cercle (le Ciel, la perfection, au Centre du Monde) en passant par l’intermédiaire qui est l’octogone. La colonne représentant l’"Axe du Monde" ou Axis Mundi, qui passe par le Centre du Monde symbolisé par le crucifix. Ces notions de Centre et d’Axe du Monde sont à la base de tout symbolisme chez les bâtisseurs et artistes. L’Axe du Monde est le "moteur" divin, celui par qui le monde fut créé ou manifesté. Il est de nature divine car placé avec une dimension supplémentaire (la verticalité par rapport à l’horizontalité, domaine des rampants).

Cet aspect dynamique de l’Axe du Monde nous est prouvé par la représentation hélicoïdale de certains calvaires comme ceux de Moulineaux et Illeville-sur-Montfort.

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Images des calvaires hélicoïdaux de Moulineaux et d’Illeville-sur-Montfort

La colonne, dans son sens de lien entre terre et ciel est, en certains cas, la pierre sacrificielle. C’est à son sommet, dans sa partie céleste, que l’"animal" est sacrifié (l’agneau de Dieu). En fait, nous avons réunis là les quatre symboles fondamentaux: le carré, le cercle, le centre et la croix.

Ce symbole de verticalité, faut-il le faire remarquer, trouve tout simplement son pendant dans les menhirs druidiques (païens). D’ailleurs il est significatif de remarquer que lors de la christianisation aux Vème et VIème siècles de nos campagnes, tous les monuments païens et druidiques furent certainement abattus, et sur leur emplacement on construisit des églises... et des calvaires (l’église d’Iville-près-le-Neubourg prend sa base sur un menhir abattu).

D’ailleurs en Corse ou en Bretagne on se contenta de tailler les menhirs en croix pour les christianiser. Il ne faudrait donc pas imaginer que les calvaires, comme tout monument religieux, sont placés au hasard.

 

 

Chapitre VI: L’emplacement sacré des calvaires

"Dans toute l’Europe, c’est aux carrefours, aussi bien qu’au sommet des monts maudits, que se retrouvent, pour célébrer leurs sabbats,

 diables et sorcières. C’est donc dans un désir de conjuration que le monde chrétien a multiplié aux carrefours les croix, les Calvaires, les

 statues de la Vierge et des saints. Le carrefour est alors un lieu bénéfique."

Dictionnaire des Symboles

Nous avons déjà vu la nécessité des calvaires dans les cimetières, où ils symbolisent la souffrance mortelle et le Saint-Sacrement proche des défunts. Un autre endroit courant est leur présence aux croisements des routes. Il y aurait au moins deux raisons à cela: les calvaires servaient de "poteaux indicateurs" pour les pèlerins et des signes gravés dessus indiqueraient les directions sacrées à suivre. Étant donné qu’il n’existe plus d’anciens calvaires (plus de 200 ans) aux croisements nous n’avons pu vérifier cette hypothèse.

Une deuxième raison tient au fait que les carrefours, les croisements, ont la forme d’une croix. Or cette croisée des chemins fait apparaître un "centre" virtuel pour celui qui s’y trouve placé (c’est le Centre du Monde symbolique). C’est le lieu des apparitions et des révélations par excellence (à cause du fait que l’Axe du Monde, lien avec les divinités, passe par ces centres) et, comme tels, ces carrefours sont hantés par des génies. Dans toutes les traditions on a dressé aux carrefours des obélisques, des autels, des pierres, des chapelles, des inscriptions: c’est le lieu qui provoque l’arrêt et la réflexion.

 

 

Chapitre VII: L’Orientation Sacrée des Calvaires

"Il est aisé de constater que c’est la porte hivernale qui introduit à la phase lumineuse du cycle, la porte estivale à sa phase

d’obscurcissement. On a noté à ce propos la naissance du Christ au solstice d’hiver, celle de Jean-Baptiste au solstice d’été, ainsi que la

très remarquable formule évangélique: Il faut que lui grandisse et que, moi, je décroisse (Jean, 3, 30)."

Dictionnaire des symboles

C’est dans l’orientation des calvaires que s’achève leur symbolisme. Immanquablement, ils sont tous dans l’axe est/ouest (du moins les plus anciens, ceux qui étaient installés en pensant à leur unité symbolique). Ainsi d’abord la tradition parait unanime pour dire que la Croix du supplice a été plantée hors des murs de Jérusalem – précisément devant le rempart d’Ezechias – non face à la ville mais lui tournant le dos, c’est-à-dire (la ville s’étendant approximativement à l’ouest) face à l’occident.

Enfin cette orientation tient aussi au fait que l’Est est le lieu où le soleil se lève, c’est le lieu du "nouveau soleil" (neos helios en grec) qui donna aussi sont nom à la fête de Noël à l’époque du solstice d’hiver. On voit donc souvent sur une face de la croix une représentation de la Vierge tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Cette image lorsqu’elle existe est toujours tournée vers l’Orient.

Mais le calvaire se doit en priorité de représenter le Christ sur la croix souffrant la Passion. Il s’agit de sa mort et il est alors orienté vers l’Occident, qui est le lieu où le soleil se couche, là frontière symbolique d'où s'étend le monde des ténèbres. Il faut remarquer ici que nous rencontrons surtout cette répartition sur les vieux calvaires à "double face" montrant d’un côté la vierge à l’enfant et de l’autre le Christ mort.

On comprend alors la logique de la représentation avec l’alignement solsticial est/ouest. Ce symbole nous le retrouvons dans toutes les civilisations car il semble universel. Ainsi il est représenté chez les gréco-latins par les deux faces de Janus, qui donna son nom au mois de janvier qui inaugure la naissance du cycle solaire... Après la christianisation des païens, on transforma la tradition des deux faces de Janus par les fêtes des Saint-Jean d’hiver (27 décembre) et Saint-Jean d’été (24 juin). On remarquera le rapprochement entre les noms de Janus et Jean.

Pourtant une grande majorité des calvaires sont orientés avec le Christ vers l’est. On oriente ainsi Jésus crucifié vers le soleil renaissant. Il s’agit d’une autre interprétation symbolique: celle de la résurrection. Nous avons remarqué que depuis un siècle, le choix était d’orienter ainsi les calvaires car ils représentent alors l’espoir. Cela nous rappelle que Jésus est le "Sol Invictus", le Soleil Invaincu. 

Il y a donc un message dans les calvaires, même s’il est ténu, et l’on voit que même l’orientation peut amener à deux "sens" de compréhension différents, nullement contradictoires et même complémentaires.

Il y a enfin les cas où les calvaires sont placés sur les lieux d’anciennes chapelles et alors ils sont obligatoirement orientés le Christ tourné vers l’ouest comme le bâtiment l’était lui-même.


Image du calvaire d’Epreville-en-Roumois, orienté vers l’ouest,
comme l’ancienne chapelle dont on voit encore l’implantation au sol.

 

 

Chapitre VIII: Un Catéchisme en Fer Forgé

 

Les calvaires avaient souvent un rôle instructeur auprès du peuple car on pouvait les décorer d’objets ou de saints personnages. C’est ainsi le cas des "instruments de la Passion" que l’on retrouve bien souvent sur les calvaires en fer forgé du XIXème siècle qui permettent de représenter des objets plus facilement que des personnages.


Image du calvaire de Theillement représentant le voile de Véronique (où la face du Christ
s’est imprimée lorsque la sainte femme l’a essuyé sur son chemin de croix),
les 3 clous, le marteau et la pince (pour retirer les clous).

 


Image au croisement sur la route de Boscherville à Bosnormand: le marteau, la pince, la bourse
qui contient l’argent pour la trahison de Judas, la couronne d’épines et le fouet.

Mais la consécration à ce niveau se trouve au calvaire de Moulineaux qui, sur sa colonne torsadée, présente pas moins de 19 instruments de la Passion gravés sur la pierre: la pince, la couronne d’épines, le marteau, la tunique pourpre, l’échelle, la pointe de la lance, la lanterne, les 30 sous d’argent, la colonne, la corde, la bourse, les 3 clous, le fouets, le flagellum, le seau, les dés, le coq, l’éponge, et enfin un objet non identifié par nous. Il s’agit là d’un véritable livre de pierre, complètement oublié, qui n’a rien à envier au tableau en bois sur le même sujet de l’église Saint-Sauveur de Figeac (Lot) présenté par Fulcanelli dans ses "Demeures philosophales" (p. II.332, photo p. II.337).

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Détails du calvaire de Moulineaux.

Toujours à Moulineaux se trouve aussi un calvaire très ancien décoré de coquilles Saint-Jacques.


Image du calvaire aux coquilles St-Jacques de Moulineaux

Il est bien sûr à associer aux pèlerins de Compostelle dont on dit qu’ils se réunissaient à Moulineaux pour partir en groupe pour le lieu saint d’Espagne.

 

 

Chapitre IX: Les Personnages sur les Calvaires

 

Le personnage de prédilection des calvaires, à part le Christ, est la Vierge Marie. C’est surtout vrai au XXème siècle où il semble que la Vierge ait même pris le pas sur son fils dans la ferveur des gens après la Seconde Guerre Mondiale. Cet engouement nous semble provenir des "récentes" apparitions célèbres de Marie à Lourdes en particulier, à la fin du XIXème siècle. Nous avons retrouvé aussi un calvaire dédié à Sainte Thérèse de l’enfant Jésus.

Mais pouvons-nous encore parler de calvaire? Ne faut-il pas plutôt voir là un autel champêtre? Il est en tout cas intéressant d’observer le changement de la mentalité chrétienne depuis la fin du XIXème siècle où le culte envers un homme crucifié puis ressuscité s’est peu à peu porté vers un culte envers la Vierge Mère ou toute autre femme comme Sainte Jeanne d’Arc, patronne de la France depuis 1920, Sainte Thérèse, patronne de la France depuis 1944, sans oublier Sainte Germaine de Pibrac et ses visions de la Vierge et celles de Notre Dame de Lourdes avec Bernadette Soubirou.

Ce culte envers les Vierges s’explique par la notion de douceur féminine, de protection maternelle qui s’oppose à l’aspect morbide de Jésus mort sur la croix. C’est cette même tendance qui a fait orienter récemment les calvaires vers l’est, en symbole de résurrection. Le peuple ne veut plus souffrir, il veut être protégé. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les dates de canonisation des patronnes de France correspondent à des lendemains de grandes guerres, comme si l’on offrait aux peuples des mères spirituelles pour soulager leurs maux. Enfin, il faut admettre que ce culte des Vierges, au lieu d’un progrès relatif, nous semble plutôt un retour aux cultes païens des celtes et des romains envers les Vierges Mères et le culte de la Terre Mère. 

De tous les personnages présents sur les calvaires, on remarquera d’abord les 4 évangélistes, toujours représentés par leur animal symbolique.

  • Ainsi: Luc est le taureau,

  • Marc est le lion,

  • Jean est l’aigle

  • et Matthieu est l’ange (qui n’est pas un animal!)

Observons ainsi le calvaire de Boscguérard de Marcouville qui est riche d’enseignements:

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Image du calvaire de Boscguérard de Marcouville

Note: sous le Christ crucifié se trouve le taureau.

On reconnait 4 instruments de la Passion: le voile de Véronique (de l’autre côté du Calvaire), la lance, le bâton portant l’éponge, la couronne d’épines. On y trouve surtout les 4 évangélistes symbolisés par leur animal et l’ange associé. Enfin la croix repose sur un crâne. Cela nous amène à considérer des légendes intéressantes. Tous d’abord la légende dit que la colline où le Christ fut crucifié, appelée Golgotha, avait la forme d’un crâne. La représentation du calvaire serait donc un jeu de mots, un rébus, une application concrète de la Langue des Oiseaux. Une autre légende dit qu’Adam est mort un vendredi le 14 Nisan à la 9ème heure, préfigurant ainsi la mort du Christ. C’est ce qui fait dire qu’il existait une étroite relation entre le premier Adam, qui commis la faute originelle et le paya en devenant mortel, et le Christ-Nouvel Adam, au sens mystique du terme, car il fut le premier dans l’ordre de la grâce, sans péché.

Comme le confirme le Dictionnaire des Symboles: "on retrouvera dans l’art le crâne d’Adam au pied de la Croix du Christ. Suivant une légende, Adam sur le point de mourir demande à son fils Seth d’aller au Paradis afin de prendre un fruit d’immortalité de l’Arbre de Vie (au centre du paradis, à l’intersection des 4 fleuves. On retrouve déjà le symbolisme de la croix). L’ange préposé à la garde du Paradis refuse de lui donner un fruit, mais il fait cadeau de trois graines. De la bouche d’Adam mort un arbre croîtra de ces graines; il deviendra plus tard l’arbre de la Croix."

 

 

Chapitre X: Un joyau oublié: le calvaire de Saint-Pierre-du-Boscguérard

 

Dans la région de l’Eure, dans le Roumois plus précisément, se trouve l’un des plus vieux calvaires de Normandie et c’est aussi l’un des plus exceptionnels: daté de l’an 1600, ce monument de 4 mètres de haut est un pur joyau gothique: une mini cathédrale de pierre.

De multiples personnages saints sont représentés et le jeu de découvrir leur identité consiste en un passe-temps de plusieurs heures, faisant appel aux Écritures Saintes et au langage des symboles.

Il y a deux étages de statues. Au premier étage on peut reconnaître :

Le Christ pieds et points liés sur le point d’être flagellé,

Saint-Pierre symbolisé par le coq sur ses épaules, qui rappelle son triple reniement du Christ,

Une "pieta", en fait la Vierge Marie tenant en ses bras Jésus descendu de la croix.

Marie est un des rares personnages saints à avoir assisté à la crucifixion avec Jean, Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques le Mineur et de Jose, et Marie-Salomé.

Au deuxième étage nous pouvons effectivement reconnaître Marie-Madeleine dans la statue de la femme tenant une fiole (le baume parfumant qu’elle utilisa sur les pieds du Christ, qui fait dire en passant en langage des oiseaux de Marie-Madeleine qu’elle est une embaumeuse, tout comme la déesse ISIS dont elle pourrait bien n’être qu’une autre représentation...).

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Cette fiole contient le parfum avec lequel elle lava les pieds du Christ lors d’un repas. On note aussi la position de la main droite, proche de son oeil. En iconographie, il est courant de représenter Madeleine pleurant, d’où (ou à cause de) l’expression "pleurer comme une Madeleine". Aussi est-ce certainement une larme qu’elle essuie sur son oeil.

La dernière statue est énigmatique car il n’y a aucun attribut symbolique qui permettrait une reconnaissance.

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Toutefois, il nous semble que l’espèce de tour à son côté droit fasse partie de l’image sainte, et dans ce cas il devient évident qu’il s’agit de Sainte-Barbe. La tour représentant le lieu où elle fut enfermée lors de son martyre. La statue de cette sainte se trouve dans presque toutes les églises de Normandie car elle est supposée protéger de la foudre, foudre que Sainte-Barbe utilisa contre ses bourreaux.

 

 

Chapitre XI: Les vertus des croix

INRI: IESUS NAZARIEN, ROI DES IUIFS

Saint-Jean, XIX, 19

L’iconographie n’est pas le seul moyen de délivrer un message aux passants, les inscriptions gravées tiennent le même rôle. Si la majorité d’entre elles ont un rapport avec les fondateurs, certaines ont une valeur universelle. Les formules les plus évocatrices sont concurrencées par la simple expression "O Crux Ave Spes Unica" qui, déjà présente sur des monuments du début du XIXème siècle se multiple après 1850-1860. Il faut peut-être voir là un désir de réduire les frais de gravure. Mais le souci de ne pas provoquer les adversaires des manifestations extérieures du culte à pu jouer. Les fondateurs des croix ont sans doute pris conscience de la vanité des inscriptions chargées de rappeler les fidèles à leurs devoirs. Cette transformation des messages écrits délivrés par les croix traduit une perte d’importance de l’espace sacré.

En dehors des inscriptions, la croix en tant qu’objet a de multiples fonctions. Aucun monument n’est érigé pour des baptêmes ou des mariages, et ceux construits en action de grâce pour remercier Dieu sont exceptionnels. Les croix sont surtout liées à la mort, les fondateurs cherchant à assurer le repos de leur âme en obtenant une prière des passants. En outre, de multiples croix rappellent des morts violentes. Ce sont celles dont on ne peut expliquer la présence symbolique le long d’une route par exemple. Les crimes crapuleux fournissent l’occasion d’ériger de nombreux monuments. Les malades décédés loin de chez eux sont aussi honorés de cette manière. Les incendies ou les décès provoqués par la foudre frappent les imaginations, des croix matérialisent le souvenir de ces tragiques accidents interprétés comme le déchaînement de forces surnaturelles. Marquer le lieu, c’est vouloir éviter le renouvellement du drame. 

Enfin pour le paysan travaillant seul dans son champ, pour le voyageur peinant sur le chemin, les croix sont sécurisantes, elles rappellent que chacun peut compter sur Dieu et sur la prière des autres chrétiens.

Dans la 2ème moitié du XVIIIème siècle les ecclésiastiques voudraient réserver les croix au seul souvenir des anciens édifices religieux, d’un sanctuaire disparu ou d’une nécropole déplacée.

 

 

Chapitre XII: Conclusion

 

Plus qu’aucun autre édifice, la croix doit son érection à la générosité de particuliers. Bien que ce geste soit celui d’individus, le monument est vite annexé aux différentes formes de piété collective. Cette appropriation par la population communautaire est la preuve que la religion a une forte capacité d’adaptation: elle crée exceptionnellement des édifices religieux, mais elle sait recueillir ceux qui existent en leur donnant un sens propre.

 

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  Calvaires.zip (482 kb) - 20 octobre 2001

 

Bibliographie

"Dictionnaire des Symboles", de J. Chevalier et A. Gheerbrant, Collection Bouquins des éditions Robert Laffont/Jupiter, 1982.
Nous n’insisterons jamais assez sur cet ouvrage si complet que l’on s’étonne de redécouvrir de nouvelles choses après avoir lu le même paragraphe cent fois...

"Les Chemins du Sacré", de Philippe MARTIN, Ed. Serpenoise, 1995.
La plupart des informations primordiales de cette page sur la psychologie des populations proviennent de ce livre excellent, d’une très rare érudition, traitant du rapport du peuple avec ses ouvrages sacrés: églises, chapelles, cimetières et croix de chemins.