L'argotique art gothique

 

 




Le but de cette étude est de développer une approche originale du concept de l'art gothique. Cette approche pourrait aussi être étendue à tous les arts religieux ou profanes du moyen-âge. Le moyen-âge correspondant à une époque où les écrits étaient coûteux et principalement réservés à une élite, généralement à orientation religieuse, l'on peut remarquer à quel point la tradition orale s'est développée durant cette période. On connaît l'exemple des troubadours et de l'amour courtois. La poésie et la musique en particulier, avec comme objectif premier d'amuser le peuple, transmettaient aussi des notions de savoir ancestral (celte, païen, philosophique, révolutionnaire...), ce que l'on peut particulièrement observer dans le cycle arthurien. L'art gothique s'est aussi développé à cette époque et nous allons essayer de montrer, avec des exemples concrets, que les sculptures religieuses cachent non seulement un savoir architectural oublié, mais aussi l'expression d'une spiritualité non chrétienne, les cathédrales se dévoilant à nos yeux modernes comme des livres de pierre, et nous confrontant à la notion oubliée de l'Art de la Mémoire. 

 

 

 

 


Introduction

 

Entre les XIème et XIIIème siècles, l'Europe en son entier a senti les effets d'une soudaine période de prospérité qui était le contre-coup direct d'une explosion démographique sans précédent. Un sentiment de confiance dans le futur, à la fois matériel (progrès technologiques en agriculture) et spirituel (le premier millénaire ne s'étant pas terminé avec l'Armageddon), fut l'un des facteurs majeurs qui amenèrent l'ère gothique. En effet, l'accroissement de la population est associé à l'expansion des villes, et celui-ci n'a pas affecté toutes les régions de l'Europe uniformément. La France, parce qu'elle était un des pays les plus riches de cette époque, fut l'influence principale en ce qui concerne l'évolution et le contenu de l'art gothique.

Au cours du XIème siècle, les villes ont commencé à subir une transformation en profondeur [Icher, p. 20 (1)]. Elles étaient les lieux où se tenaient les marchés, où s'effectuaient les échanges en affaires, et toutes sortes de rencontres possibles. C'était aussi le début d'une nouvelle ère avec la construction de routes, de ponts et de canaux, et tous ces projets furent à la base de l'émergence d'un climat favorable à l'innovation et aux techniques nouvelles.

La société médiévale s'est alors trouvée confrontée au XIème siècle, à devoir inventer ou redéfinir une architecture qui pourrait subvenir aux nouveaux besoins et aux nouvelles nécessités du siècle. Une architecture qui était aussi le reflet de l'esprit de l'époque: optimiste, novatrice, et confiante. La pierre remplaça le bois, résolvant toutes sortes de problèmes de maintenance et de durée dans les châteaux, les maisons, et les églises.

Petit à petit, entre les IXème et XIIème siècles, la maçonnerie remplaça la charpenterie, et elle fut supportée par une maîtrise technologique sans précédent.

Au travers des villes, un nouvel esprit communautaire était né, et avec lui, un sentiment de "patriotisme urbain" a émergé, qui n'aurait pu être imaginé auparavant. [Icher, p. 20 (1)].

La rivalité entre les villes devint la source du fantastique développement de l'art gothique en tant que moyen d'essayer de surpasser chaque nouveau succès d'architecture. L'esprit de compétition et l'argent donnèrent naissance à un incroyable réseau de cathédrales en Europe et particulièrement en France. Il semble aussi assez clair que les dimensions monumentales des cathédrales puissent être mises en rapport avec l'expansion des villes. L'art gothique dans les cathédrales était un signe extérieur de richesse, une démonstration d'opulence et d'autorité.

Cette expansion par la taille se retrouve d'ailleurs aussi exprimée dans la composante verticale des cathédrales, les villes semblant proclamer leur vitalité et leur prospérité à travers la hauteur de leurs flèches. 

A moindre échelle, même les villages ont développé cet esprit de rivalité en créant des calvaires ou des églises des plus originales. Ceci peut expliquer la diversité de l'architecture du moyen-âge, pour laquelle on peut constater que pas deux églises ne sont identiques. Un exemple de cet esprit de compétition peut être constaté avec la photographie de droite, montrant un calvaire gothique original trouvé dans un cimetière normand. Ce village n'a jamais eu que quelques centaines d'habitants à son maximum... 

 

 

Fig. 1 - Calvaire gothique du XVème s. (6 mètres de haut),
cimetière de Saint-Pierre-du-Bosguérard, dans l'Eure.


Seules les constructions de pierres donnaient la possibilité d'ériger des bâtiments de plus en plus hauts. D'une certaine façon, la légende mythique de la Tour de Babel témoigne de cette course vers le ciel. D'une génération à l'autre, les tailleurs de pierres et les maçons élevèrent la hauteur des voûtes des cathédrales et perfectionnèrent de nouvelles techniques. 

Une première tentative de définir l'architecture gothique serait de remarquer que celle-ci est caractérisée par la réduction de la surface des murs de maçonnerie constituant la construction. Les baies et les fenêtres sont devenues plus larges, plus hautes, et les vitraux furent largement utilisés pour combler les espaces autrefois occupés par les murs. 

" La cathédrale se transformait petit en petit d'un livre de pierre en un livre de verre " [Icher, p. 130 (1)], l'exemple le plus extraordinaire étant la Sainte-Chapelle à Paris, comme montré dans la planche 2. 

 

Fig. 2 - la Sainte-Chapelle à Paris:
la lumière remplaçant la pierre.


Comme il participait de la lumière, le vitrail fut accueilli favorablement par les théologiens qui voulaient voir dans l'église, qui était à la fois entité fonctionnelle et symbolique, l'image de la Jérusalem céleste. Le vitrail remplaça progressivement la fresque, tout en servant le même objectif: transmettre un message ou une leçon à ceux qui ne savaient ni lire ni écrire.

L'aspect spirituel des cathédrales gothiques peut même être considéré dans le processus de la construction elle-même. A travers les rituels et cérémonies d'organisations traditionnelles comme la franc-maçonnerie, il est intéressant d'observer que l'extraordinaire chantier de construction médiéval qui entourait la cathédrale émergente était transformé en un chantier idéal et symbolique autour du chef-d'œuvre à bâtir, lequel était lui-même symbolisé par le Temple de Jérusalem, symbole de l'homme spirituel. 

C'était probablement bien plus grandiose dans les esprits des gens du moyen-âge, qu'ils aient été éduqués ou non. En effet, la forme des cathédrales gothiques est toujours symboliquement similaire: une base en forme de croix, laquelle symbolise la Terre (le nombre 4 du carré ou de la croix est symbole de la Terre) et un plafond voûté, avec des étoiles peintes dessus, lequel symbolise le Ciel. Et entre deux, les murs de pierres. L'art gothique autorisait l'élévation des murs en éliminant du matériaux. Si nous considérons maintenant la cathédrale comme un symbole de l'homme, ses pieds au sol et sa tête dans le ciel, le retrait des pierres dans les murs au profit de la lumière (vitraux) est un symbole de la transformation de l'homme passant d'un état matériel à un état spirituel. L'homme devient un être de Lumière, plus proche de son Créateur. 

Les formes enflammées sont aussi particulières à l'art gothique (surtout dans le gothique dit flamboyant), participant du même symbolisme d'élévation. La multiplication de motifs floraux, comme la rose, est aussi symbole de Vie comme le montrent les images ci-dessous. Nous sommes bien loin du culte chrétien original qui se tenait dans les catacombes de Rome ou de Paris: lieux sous-terrains, d'obscurité et de mort, à l'opposé des cathédrales gothiques, très élevées, remplies de lumière et de vie. 

Fig. 3 - la Rose de Notre-Dame de Paris (XIIème s.)

 

Fig 4 - Voûte couverte de roses et d'étoiles,
Chapelle Roslyn (XIVème s.), Ecosse

Ces préceptes sont aujourd'hui suivis par les successeurs contemporains des constructeurs de cathédrales gothiques, dans des organisations comme la franc-maçonnerie, ou le compagnonnage (Compagnons du Tour de France). L'art gothique a permis aux tailleurs de pierres de réaliser des dentelles de pierre tout en s'effaçant derrière leurs chef-d'œuvres (voir la planche 5 le Pilier de l'Apprenti dans la chapelle Roslyn, en Ecosse). Pour ces inconnus, ces oubliés, "tu es ce que tu fais". Le Travail à cette époque était un noble art, l'état esprit relevait de la fraternité et de la chevalerie. 

 

 


Fig 5 - Le Pilier de l'Apprenti (XVème s.)
Chapelle Roslyn, Ecosse


Il est très probable que les compagnonnages français et la franc-maçonnerie d'aujourd'hui, en tant que successeurs des guildes d'artisans du moyen-âge, soient logiquement les gardiens d'un corps de légendes et de mythes qui se sont construits par l'accumulation de souvenirs et de détails qui se transmettaient oralement, liés au site de construction d'une cathédrale. Il est intéressant sur ce point de corréler la fin de l'ère gothique avec l'invention de la presse à imprimer au XVème siècle, qui permit de conserver la mémoire par l'écrit.

Avant l'invention de l'imprimerie, lire et écrire étaient réservés à une élite. Les dépositaires de connaissances quelconques se transmettaient oralement ce dont ils devait se souvenir avec l'aide d'une technique de mémorisation artificielle, utile en particulier à une époque où la Bible et les prières devaient être apprises par cœur. 

Cicéron dit de l'Art de la Mémoire qu'il fut inventé dans l'Antiquité par un poète nommé Simonides. Simonides avait été capable d'identifier les corps sans vie des invités à un banquet grâce à leur emplacement autour de la table, après que le plafond se soit écroulé sur eux et les ait défiguré au delà de toute espoir de reconnaissance. Dans l'usage classique de l'Art de la Mémoire, des visuels représentés bizarrement ou des visages déformés (et par conséquent frappant pour la mémoire) étaient imaginés et associés à des parties d'un discours et ensuite à des éléments d'architecture bien connus du lieu dans lequel le discours devait se tenir. En passant en revue la statuaire variée, les frises, les colonnes, ou quoi que ce soit se trouvant dans le lieu, le rhétoricien habile dans cet art pouvait se remémorer tous les aspects de son discours. Le lieu fournissait l'ordre et l'ossature de référence qui pouvaient être utilisés encore et encore pour se remémorer un ensemble complexe d'idées changeant constamment. Les mots et les nombres, plutôt que les idées, pouvaient aussi être mémorisées de cette manière, tout en requérant plus d'habileté [Yates, (2)].

Pour résumer, cet art cherche à mémoriser un enchaînement d'idées ou de mots à travers la visualisation de "lieux" ou d' "images" marquantes pour la mémoire. L'Art de la Mémoire dégénéra sous le nom de "mnémotechnique", ce qui de nos jours représente une branche plutôt restreinte de l'activité humaine, mais le lecteur doit se replacer dans le contexte historique d'avant l'invention de l'imprimerie pour se rendre compte de son importance cruciale.

A l'époque classique, cet art faisait partie de la rhétorique en tant que technique par laquelle l'orateur pouvait améliorer sa mémoire avec une précision sans faille. Il n'est pas difficile de comprendre les principes généraux de l'Art de la Mémoire. La première étape était d'imprimer dans sa mémoire une série de loci ou lieux. Le type le plus commun d'un système mnémonique de lieux prenait comme base l'architecture. Afin de former une série de loci dans sa mémoire, l'on devait s'imaginer bâtiment, aussi spacieux et original que possible: on visualisait en son esprit le parvis, le salon, les chambres et les parloirs, sans omettre les statues et autres ornementations avec lesquels les pièces étaient décorées, comme un espace vide entre deux colonnes, un coin, une arche. Les images selon lesquelles le discours devait être mémorisé étaient alors placées en imagination dans les différentes pièces du bâtiment mémorisé. Ceci fait, dès que le discours devait être remémoré, tous les lieux devaient être mentalement visités un par un et les dépôts d'images variées récupérés des ornementations. Nous devons nous imaginer l'orateur antique se déplaçant en imagination à travers son bâtiment-mémoire alors même qu'il faisait son discours, extrayant des endroits mémorisés les images qu'il y avait placées.

D'autre part, il existe deux types d'images, les unes pour les "choses" (res en latin), les autres pour les "mots" (verba). Ceci pour signifier que la "mémoire des choses" fabriquait des images pour se rappeler un argument, une notion, ou une "chose". alors que la "mémoire des mots" devait trouver des images pour se remémorer chaque mots d'un texte. Les " choses " représentent ainsi le fond du discours; les "mots" sont le langage par lequel le discours est habillé.

Pour ce souvenir de telles images, on devait leur assigner une beauté exceptionnelle ou une laideur singulière, les orner de couronnes ou de manteaux pourpres, afin que les similitudes soient encore plus distinctes , et cependant les défigurer afin que leur forme soit plus frappante (voir la gargouille à droite), ou en associant certains effets comiques aux images pour s'assurer de se les remémorer plus rapidement, ou encore en engageant les personnages humains dans des scènes dramatiques comme dans l'image ci-dessous.

Fig. 6 - Gargouille de Notre-Dame de Paris, exemple de laideur frappante.

Fig. 7 - Médaillon sculpté à l'entrée de notre-Dame de Paris. Exemple de scène de combat.


Dans la pratique, les images pour la "mémoire des mots" amènera à l'esprit les mots que la mémoire recherche travers des sonorités semblables à la notion suggérée par l'image comme le montre l'exemple ci-dessous. Pour plus de détails à ce sujet, lire les différents articles rédigés par Grasset d'Orcet, au XIXème siècle.

Fig. 8 - Exemple de "mémoire des mots". L'escargot ou le limaçon, peuvent être prononcés, sans tenir compte de l'orthographe "Est-ce qu'art goth?" et "Le maçon". Nous verrons plus loin que le terme d'argot est étroitement lié avec l'expression "art gothique".

Au fur et à mesure du temps, l'art de la mémoire a évolué inexplicablement d'une technique destinée aux orateurs vers un concept à teneur religieuse et morale; en même temps il a cessé d'apparaître dans les matières associées à la rhétorique pour être associé à la Prudence. Cependant la technique en elle-même n'a pas varié. Cet art est très singulier dans le sens où il concentre son choix sur des lieux irréguliers et qu'il évite les ordres symétriques. Il est rempli de représentations humaines à teneur très spéciale, actives, dramatiques, à la beauté frappante ou grotesque, et complètement immoral. Comme Frances Yates le conclut, en ouvrant du coup une nouvelle approche sur le sujet, "ces images nous rappellent plus les statuaires que l'on trouve dans les cathédrales gothiques que celles de l'art classique." [Yates, p. 16 (2)]. Nous pourrions rajouter avec un clin d'œil qu'ils rappellent aussi les personnages rabelaisiens.

Ce qui renforce ce constat est que, au début du moyen-âge, Albertus et Thomas d'Aquin (1225-1274) discutaient des règles de la mémoire artificielle et établissaient qu'il s'agissait d'un des attributs de la Prudence, afin d'être acceptée par l'Eglise romaine. Il faut noter qu'à la même époque, Jacques de Voragine rédigea un ouvrage sur la vie des saints, lequel servit de référence pour la statuaire des cathédrales, chaque saint étant reconnaissable à un objet symbolisant son martyr: Saint-Paul tient l'épée qui lui trancha la tête, Sainte-Catherine tient la roue sur laquelle ses os furent brisés comme montré dans la planche 9, Saint-Laurent tient le gril sur lequel il fut rôti, et ainsi de suite... La statuaire des saints, une des plus commune sur les murs extérieurs des cathédrales, est un exemple parfait de l'art de la mémoire utilisé pour se souvenir de la vie des saints chrétiens. 

 

Fig. 9 - Sainte-Catherine tenant la roue, instrument de son martyr.

 

Le même raisonnement est applicable pour la "mémoire des choses", où les concepts et les notions sont exprimés avec des images: par exemple, la Grammaire prenait la forme d'une vieille femme sévère, tenant un couteau et une lime avec lesquels elle ajustait les erreurs grammaticales des enfants. La Rhétorique était une grande et belle femme, portant une robe luxueuse décorée avec les formes du discours et tenant les armes avec lesquelles elle mettait à genoux ses adversaires. Un parfait exemple final sera la représentation de la Force, portant une tour, de laquelle est extrait un dragon. C'est un jeu de mot pour "tour de force". A cause de cette expression du langage courant, on peut reconnaître dans la planche 10 une représentation de la Force.

 

Fig. 10 - La Force reconnaissable à sa "tour".


Mais sans nécessairement chercher si loin, quelles sont les éléments que le pieux du moyen-âge souhaite à se remémorer en priorité? Il s'agissait certainement de ce qui avait rapport avec le Salut ou la damnation, les articles de foi, les chemins du Paradis à travers les vertus, et ceux menant à l'enfer par les vices. Voilà les choses qui étaient sculptées sur les murs des églises et des cathédrales, peintes sur les vitraux et sur les fresques. Et c'étaient les règles de conduite que l'on cherchait principalement à se souvenir par le biais de l'art de la mémoire.

Avec le spécialiste français de l'art gothique Icher, nous pouvons conclure partiellement qu' "en tant que livre de pierre, livre d'images, et livre de verre, la cathédrale se révèle à différentes catégories de lecteurs, érudits ou ignorants, tous attirés par une construction extraordinaire qui interpelle ses visiteur par le biais d'innombrables représentations imagées qui stimulent la méditation et la réflexion sur des mystères, dont on croyait que l'Eglise possédait les clefs." [Icher, p. 130 (1)]




Le cahier de Villard de Honnecourt

 

Une étonnante oeuvre d'art aussi bien que d'architecture est le célèbre cahier de croquis de Villard de Honnecourt, datant du XIIIème siècle. Jusqu'à aujourd'hui, il n'a seulement été considéré que comme un cahier artistique et technique. Mais Villard lui-même insiste pour l'appeler ART de iométrie (géométrie) et illustre remarquablement les anciennes techniques de l'Art de la Mémoire... appliquées en particulier à l'architecture gothique et à l'imagerie de l'époque. 

Certains dessins montrent précisément des animaux et des personnages par dessus lesquels sont dessinées des figures de différentes formes, et qui ne peuvent être expliquées logiquement à moins d'avoir été utilisées pour mémoriser quelque chose d'autre: dans ce cas précis une séquence de techniques de tracés (Planche 11). 

Fig. 11 - Croquis extraits du cahier de Villard de Honnecourt et montrant l'utilisation d'images pour mémoriser 

des formes d'architecture ou des techniques de tracés géométriques.


Certains spécialistes ont bien souligné le fait que ces croquis ne pouvaient même pas aider à dessiner un animal ou une figure d'architecture, les lignes étant trop à l'état de brouillon (certaines parties anatomiques ne sont même pas dessinées) [Bechmann (5)]. D'après ce que nous avons vu précédemment, ces images ne peuvent être que des supports pour la mémoire d'un enseignement transmis traditionnellement par la voie orale. C'est toujours le cas, des siècles plus tard avec les corporations discrètes de bâtisseurs qui font le tour de la France pour y apprendre l'architecture "oralement", allant d'église en église pour découvrir de nouvelles "techniques". Il est à rajouter que certains chercheurs modernes pensent que la même conclusion peut se faire en rapport aux "tableaux de loge" maçonniques, qui permettraient par la "mémoire des choses" d'associer des symboles au déroulement d'un rituel, et d'ainsi pouvoir le mémoriser totalement.

Il faut enfin ajouter que des traces de ces méthodes mnémotechniques sont toujours utilisées avec les signes zodiacaux, associés à des animaux ou des personnages "frappants" pour mieux les mémoriser... et ont d'ailleurs aussi été sculptés sur la plupart des murs des cathédrales gothiques... 

On peut par conséquent imaginer qu'en évoquant un visage rondelet, un visage carré, une tête de cheval, le visage d'un homme vu de profil, un vieil homme dans une étoile, un chien, un agneau, un aigle, etc..., Villard se rappelait une construction ou une méthode de tracé géométrique, un plan, une forme de fenêtre, ou une technique pour dessiner un arc cintré. 

De telles images sont restées dans le " jargon " d'architecture comme la "patte d'oie", ou la "chouette" comme montrée dans la planche 12, et visible sur la plupart des portes des anciens immeubles parisiens). 




Fig. 12 - une " chouette " dans le langage d'architecture.

De plus, et ceci est très important, certains spécialistes [Bechmann (5)] considèrent que les dessins de Villard faisaient partie d'un argot d'architecture médiévale courant à cette époque. Le terme d'argot doit être pris dans son sens original: un langage informel qui utilise des néologismes ou des mots grossiers au lieu des mots courants pour un domaine particulier, souvent utilisé par des personnes qui appartiennent à un groupe d'initiés. C'est applicable aux innombrables corporations d'artisans de l'époque médiévale, qui généralement payaient pour la construction d'un porche, d'une porte, ou d'une tour de cathédrale, partie de la construction qui conserve souvent toujours leur nom à travers les âges, et qui permit ainsi de conserver le souvenir de leurs connaissances gravées dans la pierre ou le bois.


Cet aspect de l'argot dans l'architecture gothique est très important pour aider à expliquer le nom d' "art gothique". En effet, il n'existe pas d'explication convaincante pour justifier l'adjectif gothique associé à art. Cependant, si l'on se souvient de notre introduction sur l'art de la mémoire, il est tentant de faire une dernière hypothèse au sujet de ce nom. 

Mais auparavant, nous avons besoin de passer en revue une association entre l'art gothique et l'art de la mémoire qui est loin d'être évidente. 

Les légendes au sujet des constructions des cathédrales gothiques sont très intéressantes, particulièrement en France, parce que l'on y trouve de nombreux alchimistes parrainant les constructions de maisons ou d'églises gothiques. 

Tout d'abord, le plus célèbre alchimiste parisien, Nicolas Flamel, est connu pour avoir financé l'église gothique de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dont la tour Saint-Jacques est l'unique élément restant (Planche 13). Cette église était couverte de sculptures hermétiques et certaines d'entre elles ont été transférées aux arcades du cimetière des Innocents. 





Fig. 13 - La tour Saint-Jacques, dont on dit qu'elle fut construite par l'alchimiste Nicolas Flamel.

Un autre "alchimiste" très célèbre est connu pour avoir édifié une des plus belles maisons gothiques, aux sculptures si mystérieuses: il s'agit de Jacques Cœur, à Bourges (Planche 14).





Fig. 14 -Hôtel Jacques Cœur, Bourges, érigé
par l'" alchimiste " Jacques Cœur.
 


Enfin, la construction gothique la plus célèbre et la plus controversée en France, connue du monde entier, et dont on dit qu'elle fut érigée par l'évêque alchimiste Guillaume de Paris: Notre-Dame de Paris. Ce fait fut tout d'abord rapporté par un alchimiste en 1640, appelé Esprit Gobineau de Montluisant, dans son "Explication très curieuse des Enigmes et Figures hiéroglyphiques, physiques, qui sont au grand portail de l'église cathédrale et métropolitaine de Notre-Dame de Paris". On le retrouve plus tard dans le "Notre-Dame de Paris" de Victor Hugo au XIXème siècle. Victor Hugo rapporte que Guillaume de Paris, l'homme à l'origine de la cathédrale, avait caché la pierre philosophale dans la construction. D'autres rumeurs font état du fait que tous les alchimistes de Paris se réunissaient à l'entrée de Notre-Dame pour discuter du sens à donner aux sculptures hermétiques qui s'y trouvent encore de nos jours.

Finalement en 1925, un alchimiste mystérieux, se cachant sous le pseudonyme de Fulcanelli, fit publier un livre dédié aux cathédrales gothiques et établissant que celles-ci conservent sur leurs pierres un savoir oublié lié à l'alchimie. Le symbole de l'alchimie elle-même est d'ailleurs placé juste à l'entrée principale de Notre-Dame de Paris (Planche 15) et il y a une statue d'un alchimiste à l'intérieur (Planche 16). Nous pourrions aussi citer les cathédrales d'Amiens, Chartres, Rouen, Bourges, ainsi que de nombreuses maisons et hôtel particuliers.



Fig. 15 - L'Alchimie, porche central de Notre-Dame de Paris

Fig. 16 - L'Alchimiste, dans la nef de Notre-Dame de Paris. Et reconnaissable à ses attributs mnémotechniques: le bonnet phrygien et la barbe du sage.


Le premier livre de Fulcanelli, Le Mystère des Cathédrales, a tout simplement révolutionné l'approche classique de l'art gothique, à cause en particulier de l'hypothèse suivante:

"La cathédrale est une oeuvre d'art goth ou d'argot. Or, les dictionnaires définissent l'argot comme étant "un langage particulier à tous les individus qui ont intérêt à se communiquer leurs pensées sans être compris de ceux qui les entourent". [...] les argotiers, ceux qui utilisent ce langage, sont descendants hermétiques des argo-nautes, lesquels montaient le navire Argo, parlaient la langue argotique [...]." [Fulcanelli, p. 56 (4)]


En d'autres termes, l'Art Gothique serait un jeu de mot phonétique signifiant argotique. Et c'est exactement la définition de l'Art de la Mémoire que nous avons vue juste auparavant (des images "porteuses" de mémoire prenant le nom résumant cette mémoire). 

Il n'est pas dans notre but de développer ou de juger ici aucun des aspects de l'alchimie. Nous voulions simplement souligner l'importance des images qui sont utilisées par les alchimistes: des animaux légendaires, des personnages dans des situations originales, et de mystérieuses associations d'images frappant l'imagination, lesquelles sont totalement à mettre en rapport avec l'imagerie de l'art gothique (voir planches 17 et 18). Si ces figures sont un support pour la mémoire des anciens, il n'y a plus à se demander pourquoi elles nous semblent hermétiques: leur but principal était d'être une base pour la mémorisation rapide. Enfin, pourquoi pas, ces images pouvaient aussi servir à "crypter" des concepts abstraits et non-chrétiens qui devaient rester cachés au cours des âges et n'être transmis qu'aux initiés (ceux qui parlent le même jargon, ou argot, ou langue des oiseaux).


Fig. 17 - Une des nombreuses images hermétiques sur le portail de Notre-Dame de Paris. Elle montre en particulier le four très spécial utilisé par les alchimistes.

 

 

 

 

 

 

Fig. 18 - Une autre image hermétique sur le portail de la cathédrale d'Amiens. Thème alchimique, ou plus simplement image-support pour l'Art de la Mémoire?



Nous terminerons en rappelant la définition de l'art gothique que nous avons donnée tout au début de cette étude: la permutation des formes par la lumière, due à l'introduction des voûtes et arches permettant à de gigantesques vitraux de prendre la place des murs. Cependant, il est particulièrement significatif que, sans évidente explication, Fulcanelli déclare que la qualité de l'alchimie est aussi la permutation des formes par la lumière... 

 


Conclusion

 

L'art gothique est le signe le plus frappant d'une expansion économique, technologique, intellectuelle et spirituelle qui s'est étendue à travers l'Europe et était en particulier intense dans le pays où il s'est perfectionné, la France. En tant qu'expression de techniques de taille de la pierre et du bois maîtrisées à la perfection, les murs et les fenêtres des constructions gothiques devinrent le réceptacle de connaissances diverses et en particulier d'une technique de mémoire artificielle très utilisée à une époque où l'écriture et la lecture étaient pratiquement inexistantes. Nous trouvons dans les imageries caricaturales et hermétiques sur les murs des constructions gothique l'application des règles classique de l'Art de la Mémoire si oublié et inutilisé aujourd'hui.

Curieusement, l'utilisation de systèmes mnémotechniques n'est pas devenue immédiatement obsolète avec l'invention de la presse à imprimer. Au contraire elle "devint plus élaborée tout en prenant une autre forme complexe dans le système des pentacles magiques qui devaient ensuite avoir une influence obscure " [Yates, p.84 (2)]. La plupart des mnémonistes de la période de la Renaissance utilisaient exclusivement des images occultes et hermétiques comme celles de l'alchimie, suivant le concept selon lequel " accumuler par la mémoire les connaissances de l'univers dans un seul esprit était le portail vers la compréhension de Dieu et de l'Univers ". [Yates, p.84 (2)]. Nous retrouvons alors le concept de la connaissance universelle par les sept arts libéraux qui inspirèrent des personnages prestigieux comme Léonard de Vinci, intégrant toutes sortes de connaissances traditionnelles dans un but spirituel ultime.

L'art gothique était communément considéré comme laid, dégradant et inutile à l'époque de la Renaissance, pour des raisons encore inconnues, ce qui donna jusqu'à nos jours une sombre image de la période moyenâgeuse. Pourtant, à cause de ces images frappantes qui pouvaient servir de support à l'Art de la Mémoire, lequel est en train d'être redécouvert par les universitaires, l'art gothique est aujourd'hui considéré comme un extraordinaire réservoir de connaissance architecturale, philosophique, religieuse et qui sait ce qui reste encore à découvrir. 

L'art gothique au moyen-âge n'était pas seulement un support pour l'expression artistique: il avait la fonction multiple de LIVRE et d'OUTIL pour la transmission de la mémoire des bâtisseurs à travers les âges.

 

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Sources citées:

1. Icher, François. Building the Great Cathedrals, Harry N. Abrams, Inc. Publishers,1998.
2. Yates, Frances A. L'Art de la Mémoire, The university of Chicago Press, 1984.
3. Fulcanelli. Les Demeures Philosophales, Ed. Jean-Jacques Pauvert, 1994.
4. Fulcanelli. Le Mystère des Cathédrales, Ed. Jean-Jacques Pauvert, 1994.
5. Bechmann, Roland. La mnémotechnique des constructeurs gothiques, in Pour la Science 158, December 1990, p. 98 to 104. Article en ligne.



Liste des illustrations

Planche 1. Calvaire gothique, village de Saint-Pierre-du-Bosguérard, Eure (27). Collection privée.
Planche 2. la chapelle haute de la Sainte-Chapelle, Paris (1239-48). S. Chirol.
Planche 3. Rose nord de Notre-Dame de Paris. J-F Rollinger.
Planche 4. Plafond de la chapelle Roslyn, Roslyn, Ecosse. Roslyn Chapel Trust.
Planche 5. Chapelle Roslyn - le Pilier de l'Apprenti, Roslyn, Ecosse (15th century). Antonia Reeve/RCT.
Planche 6. Une gargouille sur la Cathédrale de Notre-Dame, Paris. Sitko.
Planche 7. La Reine terrassant le Mercure, porche principale de Notre-Dame, Paris. Pierre Jahan.
Planche 8. Escargot, détail d'un croquis du cahier de Villard de Honnecourt (1220-1240), Paris, Bibliothèque Nationale de France (MS. Fr. 55, fol. 70v).
Planche 9. Sainte-Catherine, détail d'un mur de la Cathédrale de Strasbourg. J-F. Rollinger.
Planche 10. La Force, détail de la tombe de François II, Cathédrale de Nantes. 16th century. Pierre Jahan.
Planche 11. Détail d'un croquis du cahier de Villard de Honnecourt (1220-1240), Paris, Bibliothèque Nationale de France (MS. Fr. 55, fol. 70v).
Planche 12. La Chouette, détail d'un pan de bois dans l'église Saint-Gervais-Saint-Protais à Paris. Collection privée.
Planche 13. Tour Saint-Jacques, Paris. Collection privée.
Planche 14. Détail d'une façade de l'hôtel Jacques Cœur, Bourges, France. Pierre Jahan.
Planche 15. Alchimie, détail du porche principal de Notre-Dame de Paris. Pierre Jahan.
Planche 16. L'alchimiste, à l'intérieur de Notre-Dame, Paris. Pierre Jahan.
Planche 17. Le Four et la Pierre, détail du porche principal de Notre-Dame, Paris. Pierre Jahan.
Planche 18. Détail du portail de la cathédrale d'Amiens, France.